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Science-fiction et anachronismes #2

Il y a quelques années à la lecture du roman de science-fiction Les menhirs de glace (Icehenge an VO) de Kim Stanley Robinson, j’avais été frappé par certains éléments qui me semblaient particulièrement anachroniques dans le futur qu’il nous proposait au point d’en faire un article.

Cette fois-ci c’est le visionnage de deux séries de Star Trek : d’abord Enterprise (2001-2005), puis Deep Space Nine (1993-1999) dont je viens de finir la saison 2 qui m’ont fait tiquer sur certains points.

Je ne vais pas parler de la facilité qu’ils ont à traduire les langues ou d’autres éléments qui ont évidemment pour source le besoin d’éviter les longueurs dans la série. On n’est pas dupe une seconde sur le réalisme mais il y a une justification pratique : l’ensemble de la série perdrait de sa fluidité sans cela, ça fait partie des choses qu’il faut admettre (on est dans une fiction, pas dans un documentaire).

Mais il y a d’autres points qui ne sont pas nécessaires au bon fonctionnement de la série en général et me semblent juste relever d’anachronismes injustifiés.

Attention : ces séries étant anciennes, je vais donner des éléments du déroulement de certains épisodes sans masquage ou gros messages d’alerte. Vous êtes prévenus.

Les outils de communication

Dans Deep Space Nine, chacun des officiers de la station dispose de son « combadge ». Mes souvenirs de la série d’origine sont très vagues mais d’après Wikipédia, ils remplacent les « communicateurs » de l’époque.

On est donc sur des appareils qui ne permettent que le la communication audio (pas d’images notamment) plus certaines données comme la localisation. On est donc bien sur des versions diminuées de nos ordiphones actuels. Quelque part, on peut considérer que ça ne tapait pas trop à côté puisqu’on est effectivement allé dans cette direction (même si dans la pratique on est allé bien plus loin et plus vite qu’ils ne l’envisageaient).

Mais là où ça commence à vraiment être bizarre c’est dans Enterprise qui se passe un siècle avant la série d’origine et deux avant Deep Space Nine. Là la communication dans le vaisseau est assurée par un réseau de bornes murales qui relaient les messages vocaux auxquels on peut répondre après avoir pressé un bouton…

J’imagine que l’idée était de caser un système moins évolué que les communicateurs et combadges des séries chronologiquement postérieures et en cela ça se tient. Cependant ce n’est vraiment pas très crédible par rapport à la réalité de ce qui s’est passé entre temps et qui était déjà bien engagé à l’époque où a été tournée Enterprise (2001-2005) : le téléphone portable puis l’ordiphone se sont rapidement généralisés.

Du coup imaginer qu’on revienne en arrière avec un réseau fixe dans le vaisseau parait assez difficile. Surtout avec tous les petits appareils qu’ils trimbalent et permettant de magiquement tout analyser ou traduire des milliers de langues en temps réel… Qu’ils n’aient pas intégré un appareil de communication sous une forme ou une autre est des plus bizarres et ne s’explique que parce qu’ils ont dû se retrouver piégés entre ce qui avait déjà été fait dans les autres séries (chronologiquement postérieures et donc technologiquement plus avancées) et ce qui s’est passé entre temps dans la réalité.

L’irréfutabilité de l’enregistrement

La bascule ne s’est pas encore faite dans notre époque actuelle mais elle s’annonce de plus en plus : comment peut-on imaginer s’assurer qu’un enregistrement est véridique ? Pour une communication en temps réel c’est plus simple, on peut imaginer des signatures authentifiant les interlocuteurs comme on le fait actuellement avec les mails quand on veut certifier leur émetteur et la non-altération du contenu. Mais on ne certifie en aucun cas l’honnêteté de l’interlocuteur, juste de la transmission.

Dans l’épisode 13 de la seconde saison de Deep Space Nine (Annihilation en VF, Armageddon Game en VO), les représentant d’une race extra-terrestre rapportent un enregistrement vidéo censé relater la mort de deux membres de la station. Cet enregistrement est accueilli comme évidemment vrai par le commandant.

La seule à le mettre en doute est la femme de l’un des deux supposés morts qui croit déceler une incohérence dans le comportement de son mari (qui ironiquement s’avère en plus faux à la fin de l’épisode). À aucun moment les responsables de la station ne remettent en cause la véracité de l’enregistrement. Ils remettent fréquemment en cause les témoignages oraux mais pas les enregistrements. Notamment ils se fient aveuglément à un élément pourtant facilement falsifiable : l’horaire indiqué dans l’enregistrement.

Déjà actuellement, l’authentification des preuves que ce soient des enregistrements vidéo ou vocaux ou plus généralement des documents numériques est de plus en plus difficile. De nombreuses manipulations peuvent être faites de façons de plus en plus indétectable : changer une métadonnée comme la date est généralement assez simple et difficilement détectable.

On imagine donc bien qu’au 23e siècle, tandis que l’humanité parcourt la galaxie, les techniques de manipulation d’image ont nécessairement progressé également. Si à notre époque les premières résurrections d’acteurs décédés par images de synthèses restent perfectibles, on imagine bien que 3 siècles plus tard ce sera plus vrai que nature.

Il parait donc plus qu’étrange que la question de la falsification ne se pose même pas avant l’intervention de l’épouse. Certes les extra-terrestres en question sont bien censés être plus ou moins des alliés mais bon quand on vous annonce que deux de vos experts sont morts (suite à une erreur de manipulation de l’un d’eux en plus) alors qu’ils étaient sur le point de finir une mission sans danger il semble naturel de se poser des questions. Et là rien : l’enregistrement est une preuve évidente. Point.

L’impasse de la biométrie

Dans l’épisode 25 de la seconde saison de Deep Space Nine (Tribunal aussi bien en VO qu’en VF), Miles O’Brien est accusé d’avoir volé des armes. Notamment l’ordinateur relève que c’est lui qui est le dernier à être entré dans le dépôt. La preuve ? C’est sa voix qui a commandé l’ouverture de la porte.

Bon là au moins la preuve est mise en doute et rapidement ils remarquent en analysant l’enregistrement que la voix a été trafiquée. Ou plutôt que la phrase prononcée est un montage réalisé à partir de mots distincts enregistrés.

Mais un système de sécurité authentifiant les gens à leur voix ? Vraiment ? C’est tellement évidemment facile à abuser, que ce soit en rejouant un enregistrement véridique ou en en construisant un, que même de nos jours on n’essaie pas d’utiliser un truc aussi faible.

Intrinsèquement la biométrie est peu fiable pour de l’authentification et ce pour deux raisons principales : d’une part les données biométriques sont publiques ou récupérables assez facilement et d’autre part elles sont non-modifiables (enfin y a toujours moyen de recourir à la chirurgie pour certaines d’entre elles mais c’est assez lourd pour une donnée fuitée dont la remplaçante sera de nouveau facilement accessible).

Même actuellement quand on met en avant la biométrie pour de l’authentification on a la décence de prendre un truc un peu moins facile à falsifier que la voix (genre l’iris ou les empreintes digitales).

Là on est censé avoir fait des progrès énormes mais on reste sur de l’authentification vocale pour protéger l’accès à un dépôt d’armes… Ça laisse songeur.


N'ayez pas peur des algorismes !

Depuis plus d'un mois et demi maintenant, nous assistons à une lutte féroce entre le gouvernement d'une part et des personnes organisations très variées d'autre part concernant le projet de loi sur le renseignement qui est en cours d'examen actuellement (en procédure accélérée parce qu'il y a urgence pour s'assurer qu'une majorité de parlementaires n'ait pas le temps d'y voir clair et suive la consigne de vote de son parti).

Un gros point qui pose problème (en autres) est le problème des « boites noires » (le terme vient de la com' du gouvernement, même s'il a retourné sa veste depuis), pas forcément des boites physiques mais en tous cas des boites « logiques », à savoir des algorithmes secrets dans lesquels on rentre plein d'informations et qui ressortent des suspects (c'est donc bien la définition d'une boite noire dans le domaine des systèmes d'information).

Bon, en tout cas c'est ce qu'on a compris. Mais il semblerait qu'il y ait eu méprise.

En effet, nous on a tous compris qu'on parlait d'« algorithme », ce mot assez commun de la langue française bien connu des informaticiens et des scientifiques en général mais qui n'a fait son apparition que très récemment chez les politiques :

algorithme (non masculin) :
Ensemble de règles opératoires dont l'application permet de résoudre un problème énoncé au moyen d'un nombre fini d'opérations. Un algorithme peut être traduit, grâce à un langage de programmation, en un programme exécutable par un ordinateur.
Dictionnaire Larousse

Sauf qu'en fait on a tout faux. C'est l'intervention ministre de la défense Jean-Yves Le Drian qui nous en a fait prendre conscience lors de son intervention devant le sénat il y a quelques jours et dont Laurent Chemla nous propose une compilation :

« algorisme », compilé par Laurent Chemla

Vous l'aurez maintenant compris : en fait on ne parle pas d' « algorithme », mais plutôt d' « algorisme ». La confusion n'a rien d'étonnant puisque si le premier mot est bien connu, le second l'est beaucoup moins.

Tout d'abord, je précise que ça n'a rien à voir avec Al Gore. Ni avec l'anévrisme, même s'il semble évident qu'un dysfonctionnement de l'algorisme, une « rupture d'algorisme » donc, pourrait entrainer des conséquences dramatiques.

Non, ce mot venant de l'ancien français et qui est l'ancêtre de notre algorithme a vu son sens évoluer pour aboutir dans le jargon des services de renseignements à quelque chose de sensiblement différent :

algorisme (non masculin) :
Moyen de ciblage magique permettant sans surveiller personne, de détecter des suspects anonymes pouvant par la suite être dés-anonymisés si le besoin s'en fait sentir.
— Dictionnaire Larousse (édition de 2084)

Et voilà, comme vous pouvez le constater, Bernard Cazeneuve, Jean-Jacques Urvoas et leurs collègues ont parfaitement raison : il n'y pas de surveillance de masse. Puisque par définition l'algorisme n'espionne personne.

D'ailleurs le nom de Poudre Verte Global Solutions circule déjà dans les couloirs des ministères comme fournisseur pressenti des dits algorismes. Ce qui est un gage de qualité, à n'en pas douter.

Tout va bien.

Vous pouvez profiter de votre weekend ensoleillé tranquilles et le cœur léger.

Ou alors…

Ou alors Jean-Yves Le Drian n'est — comme il le reconnait lui-même — pas un grand spécialiste des algorithmes et n'est pas au courant que c'est un mot français et qu'il n'y a pas lieu de prononcer le « th » à l'américaine…

Mais dans ce cas la loi prévoirait bien des algorithmes de surveillance de masses dans le but de détecter des comportements ressemblant un peu à des comportements de terroristes connus, avec de forte probabilités de faux positifs (le lien parle de dépistage du cancer mais le principe est le même : là aussi on parle d'une très petite minorité) qui risquent fort de conduire à des erreurs judiciaires erreurs administratives (la justice c'est has been) et engorger les services de renseignement qui n'arrivent déjà pas à surveiller les suspects connus. Le tout avec des moyens de recours largement illusoires.

« Gare aux godillots ! », par JCFrog

Mais alors on aurait vraiment des raisons d'avoir peur.

Non, décidément, je préfère largement mon explication, c'est beaucoup plus rassurant.

License : Complete Bullshit

La science-fiction ou l'art d'imaginer un futur qui n'adviendra pas ?

Science-fiction et anachronismes #1

Il y a peu, j'ai achevé la lecture du roman de science-fiction Les menhirs de glace (Icehenge an VO) de Kim Stanley Robinson qui nous projette dans le futur puisqu'il se déroule entre 2248 pour la première partie et 2610 pour la troisième. Ce roman est sorti en 1984, il y a trente ans, fatalement il y a donc des aspects qui semblent anachroniques tant les (r)évolutions en marche actuellement tranchent avec ce que l'on pouvait croire immuable il y a encore quelques décennies.

L'omniprésence du papier

Le premier point qui frappe c'est l'omniprésence du papier. La révolution numérique en cours laisse présager que même si le papier garde son intérêt dans certains domaines, son importance décline et continuera à décliner. C'est donc avec amusement qu'on voit le personnage principal de la seconde partie du roman acheter « à la librairie du train » un livre pseudoscientifique qu'il sait d'avance sans intérêt autre que de se détendre pendant un trajet en train. J'ai du mal à concevoir qu'à l'avenir ce genre d'ouvrage se vende encore sur papier.

En effet, à terme, je ne vois le papier perdurer que pour ce qui est censé être durable. C'est ce que laisse fortement présager en tout cas la disparition progressive déjà actuellement des plus jetables des œuvres papier : les journaux qui passent progressivement à un format numérique bien plus adapté. Le papier perdurera pour certaines archives (différemment durable et plus facile à authentifier que du dématérialisé) ou pour des éditions "collector" de livres ou de l'impression à la demande mais certainement pas pour du jetable et encore moins pour quelqu'un qui voyage beaucoup (le personnage en question est archéologue).

De même lorsqu'il fait des recherches dans les archives datant d'après notre époque, il dispose certes de quelques index informatiques pas connectés entre eux mais passe l'essentiel de son temps à fouiller dans des papiers. Ça semble inimaginable actuellement lorsqu'on se projette dans plusieurs siècles. On n'est évidemment pas à l’abri d'une régression dans ce domaine mais c'est amusant de constater que ces domaines étaient apparemment considéré comme immuables par l'auteur alors que par ailleurs dans le domaine du transport spatial, de la médecine (les humains vivent 600 ans) ou de la biologie, les progrès ont été considérables.

Un réseau informatique balbutiant

L'autre point assez frappant d'anachronisme c'est l'informatique. S'il dépeint des évolutions (la vidéo est remplacée par un système holographique), dans l'ensemble il reste sur un modèle très archaïque de réseau informatique proche du minitel dans ses concepts, voire pire : très cher d'accès, les pauvres ne pouvant y accéder que dans des lieux spécialisés, aucun terminal mobile, même pas d'ordinateur portable. De ce point de vue là, ça fait quinze ans qu'on a largement dépassé ses prévisions ! Certes dans un contexte où l'humanité s'est disséminée dans tout le système solaire il y a des défis techniques à relever par rapport à ce qu'on sait faire actuellement mais tout cela se passe dans plusieurs siècles, difficile d'imaginer que tout cela évolue aussi peu d'ici là.

Là aussi et même plus encore que sur le papier des régressions sont tout à fait envisageables notamment, les mouvements de centralisation en cours en ce qui concerne Internet pourraient y mener. Surtout si les fournisseurs sont encouragés à geler les investissements pour générer une pénurie de bande passante favorable à la promotion d'offres de débits garantis vers certains services et contenus qui les font gagner sur tous les tableaux : ils investissent moins, rançonnent le fournisseur de service ou contenu et facturent ça en plus à l'utilisateur. Ça pourrait tout à fait arriver à court terme si les pouvoirs publics cèdent à leurs demandes contre la neutralité du net. Mais il est difficile d'imaginer qu'ils se coupent totalement des revenus que peuvent leur apporter les abonnements des pauvres.

De même, je doute que si Internet devient trop surveillé par les états ou pourri par la mainmise des multinationales que le concept de réseau neutre et ouvert disparaisse : un autre réseau verra sans doute le jour à côté si nécessaire. Donc imaginer à notre époque un réseau peu accessible est assez difficile à imaginer.

La difficulté à publier

À la croisée des deux points précédents, on a la difficulté à publier un livre. Dans la troisième partie, le personnage principal évoque sont père : "un poète qui écrivait pour son plaisir et ne paya jamais un sou pour faire entrer ses poèmes dans les archives publiques", ailleurs il dit qu'en gros ça fonctionne comme une grosse banque d’œuvres où les éditeurs peuvent piocher pour publier. Alors qu'à l'heure actuelle n'importe qui peut publier ses œuvres sur Internet et quasi gratuitement. Voire toucher un peu sur des ventes via Amazon par exemple. Évidemment, peu trouve un large public comme ça mais c'est totalement possible (et accessoirement peu des livres publiés par des éditeurs traditionnels trouvent le succès de toute façon). Du coup cette idée où il faudrait payer pour avoir une chance peut-être d'être remarqué pour être publié semble sacrément désuète à notre époque.

Là aussi ça peut encore changer, les choses peuvent se verrouiller à nouveau mais c'est peu crédible car les plus gros vendeurs, Amazon le premier, n'ont aucun intérêt à mettre une barrière à l'entrée. Ce qui n'empêche pas des éditeurs de faire de la publication sélective mais il ne sont plus que l'une des options possibles pour un auteur là où jusqu'à récemment ils étaient encore quasiment la seule.

Un genre très ancré dans son époque

Dans l'ensemble son univers reste crédible pour moi parce que j'ai connu l'époque d'avant et ça doit être d'autant plus crédible pour les gens qui n'ont pas encore pris conscience de la profondeur des changements actuels. Mais restera-t-il compréhensible pour les générations futures ? Et à l'inverse, s'il avait imaginé quelque chose de plus proche de ce que nous connaissons maintenant, aurait-il paru crédible et compréhensible à l'époque ? Pas sûr du tout.

Ça me fait mesurer un peu plus encore à quel point la science-fiction est sans doute le genre le plus « périssable » car ancré fortement dans son époque. Là où la fantasy - qui est généralement basée sur une période passée ou un monde y ressemblant - survit très bien au passage des ans (pour sa plus grande part, le Seigneur des anneaux pourrait être écrit actuellement), où le roman contemporain devient historique, la science-fiction devient anachronique. Ce qui ne veut pas dire quelle perd tout intérêt mais c'est sans doute le genre qui vieillit le plus difficilement.

Cela étant, malgré ces anachronismes, j'ai beaucoup aimé ce livre que je recommande. Parce que même si certains éléments (les points que j'ai évoqués sont loin d'être centraux) sont un peu datés, tout ça sert surtout de cadre à une réflexion sur la mémoire, l'allongement de la durée de la vie et la politique, réflexion qui, elle, reste tout à fait intéressante et d'actualité.

Et c'est là que je me dis que je serais très mauvais critique littéraire, parce ce bouquin m'a beaucoup plu mais que le seul article qu'il m'a inspiré est centré sur des aspects négatifs secondaires sans grande importance, juste parce qu'ils font écho à des discussions et lectures récentes :D


Apprentissage du code à l'école : coder restera-t-il un métier ?

Suite à la décision de mettre en place un enseignement à la programmation à l'école (« en primaire une initiation au code informatique, de manière facultative et sur le temps périscolaire » source, ce n'est qu'un début donc, on est encore loin d'une formation universelle). J'ai vu passer le double-tweet suivant :

Ça m'intéresserait de voir ce que diront les développeurs qui pensent qu'aujourd'hui, écrire n'est plus un métier quand tous les enfants auront appris à coder à l'école et qu'on codera comme on fait la cuisine.

— Neil Jomunsi (@neiljomunsi) le 15 juillet 2014 à 08:28 et 08:29

Comme j'imagine qu'il m'est entre autres adressé vues les discussions qu'on a pu avoir (même si je me suis contenté de m'interroger sur la nécessité que l'art reste un métier et n'ai en aucun cas affirmé que cela n'en était pas un actuellement), je vais m'efforcer d'y apporter des éléments de réponse.

Je peux me tromper, tout cela ne restant que mon opinion actuelle et personnelle, mais mon intuition est que cela ne changera pas fondamentalement grand-chose et ce pour plusieurs raisons.

Un métier c'est du temps et de l'expertise

D'une part le fait que tout le monde sache plus ou moins cuisiner n'a pas empêché le métier de cuisinier de s'implanter. Parce que dans une société où sauf rentiers (qui restent assez rares) il faut un métier à temps plein pour gagner l'argent nécessaire à la survie, on peut difficilement devenir un vrai spécialiste d'un domaine sans le pratiquer à temps plein, c'est-à-dire en faire son métier (un temps plein non lucratif étant généralement exclu). Pour sortir de cela il faudrait changer le modèle de société par exemple par un revenu de base suffisant ou par une forte réduction du temps de travail qui permettrait de pratiquer suffisamment d'autres activités de manière non lucrative pour devenir spécialiste. Une telle évolution me parait plus que souhaitable (et c'est dans ce cadre là que je m'interrogeais sur les métiers dans le domaine de l'art), malheureusement on n'y est pas encore et je crains qu'on n'en prenne pas le chemin (ce n'est en tous cas pas celui que dessine la classe dirigeante, celle qui décide de tout ou presque dans nos pâles imitations de démocraties). De ce point de vue là, avoir enseigné des notions de programmation à tout le monde ne changera donc pas grand-chose seul.

Cela permettra de se réapproprier un peu plus les outils informatiques utilisés au quotidien et de réaliser de petites adaptations personnelles ou de petits outils qui facilitent la vie mais c'est tout (et c'est déjà pas mal du tout !). Car pour développer des logiciels évolués qui fonctionnent il faut énormément de travail et d'expertise. Tout comme écrire un gros roman de qualité, développer un logiciel évolué nécessite un investissement temps et une expérience que l'on ne peut prendre sur son temps libre sans sacrifier le reste de sa vie (familiale, sociale, etc). Il est certes possible de s'associer (c'est même nécessaire) mais ça reste extrêmement chronophage si l'on veut que le projet se réalise et si l'on n'a pas l'expertise nécessaire le tout s'écroulera sous son poids (comme si l'on tentait de construire un immeuble de dix étages sans l'expertise nécessaire). En effet, ce n'est pas tout de connaitre la grammaire et un peu de vocabulaire d'un langage de programmation. Il faut en connaitre les subtilités, savoir architecturer correctement son logiciel, avoir des notions d'ergonomie, bien choisir parmi les briques logicielles existantes pour ne pas réinventer la roue continuellement ni se baser sur des roues carrées peu efficientes sous prétexte qu'elles sont disponibles, etc. Sans quoi le logiciel sera aussi bon qu'un roman écrit avec deux cents mots de vocabulaire, bourré d'incohérences et partant dans tous les sens. Or cette expertise-là ce n'est pas avec un enseignement scolaire d'une heure ou deux par semaine qu'on pourra l'acquérir.

Encore une fois avec une forte augmentation du temps disponible bien plus de monde pourrait acquérir cette expertise hors métier mais d'une part cette forte augmentation n'est pas faite et d'autre part ce ne sera jamais universellement réparti.

Le travail sur commande

L'autre point fondamental c'est qu'une grande part des développeurs professionnels actuellement ne travaille pas pour des éditeurs qui vendent des logiciels clé en main mais au contraire font des développements sur commande et sur mesure pour leurs clients, que ce soit des applications totalement dédiées ou des adaptations d'outils existants. Cet aspect-là resterait valable même si tout le monde savait développer car je connais peu de monde qui irait développer gratuitement du sur mesure pour l'industrie ou le commerce sans y être rétribué d'une manière ou d'une autre.

De la même manière peu de gens iront préparer à manger ou faire le ménage chez leurs voisins sans contrepartie. La contrepartie peut être du troc qui est une alternative valable au salariat mais ça reste à mon sens dans la logique du métier : qu'on soit payé en numéraire ou en services rendus ne change pas grand-chose à l'affaire. De plus, cet aspect du développement sur commande resterait tout aussi valable même si l'on venait à supprimer en bloc la propriété intellectuelle (ce qui n'est pas prêt d'arriver).

C'est un aspect qui existe peut-être moins dans le domaine de l'art. Quoique des tas de choses se font sur commande : photographie, décoration d'intérieur, et bien d'autres que j'oublie. Mais il est clair qu'en l'état, peu d'auteurs écrivent des romans sur commande (ou alors commande d'un éditeur qui n'a les moyens de passer commande que grâce aux très pervers mécanismes mis en place autour de la propriété intellectuelle).

Conclusion

Je me fais donc peu de soucis pour le métier de développeur en général, d'autant que la part de l'informatique dans la vie courante et dans tous les secteurs de l'économie ne cesse d'augmenter. Donc même à supposer qu'une part de ce qui est fait aujourd'hui par des professionnels soit faite par la suite par des non-professionnels, il restera de la place pour ce métier.

Et au cas où la société évoluerait via par exemple l'introduction d'un revenu de base suffisant, la question de la persistance ou non d'un métier serait d'un coup beaucoup plus secondaire.


De la (re)vente d’œuvres numériques

Après que la lourde page eut enfin fini de se charger, j'ai lu l'article Ebooks d'occasion : et puis quoi encore ! de Jean-François Gayrard posté sur le site de l'éditeur Numeriklivres et celui-ci me pose un gros problème. Un problème bien trop long à détailler pour se limiter à quelques tweets de réponse, je le ferai donc ici (une fois de plus, Twitter montre que s'il est très adapté à la veille et la diffusion, il l'est beaucoup moins à la communication à double-sens).

L'article s'oppose fermement à quelque chose qui revient souvent sur le devant de la scène : la revente d'occasion de fichiers numériques (très proche du prêt numérique qui revient lui aussi périodiquement). En introduction, l'auteur dénonce un travers fréquent de vouloir transposer au numérique tout ce qui se fait dans l'univers physique et prétend avoir du mal à le comprendre. Pourtant sur ce dernier point c'est très simple à comprendre : toute personne (physique ou morale) qui a un intérêt à une caractéristique de l'univers physique va vouloir préserver cet intérêt dans l'univers numérique. C'est exactement ce que font les éditeur qui imposent des DRM pour recréer la rareté de l'objet physique (même si je ne crois pas que ce soit le cas de Numeriklivres, ce qui est tout à leur honneur) et ce n'est qu'un exemple parmi d'autres. Là nous parlons du cas de la revente, les personnes y ayant intérêt n'étant cette fois pas les éditeurs mais les revendeurs et les particuliers. Numeriklivres n'étant pas de ceux-là il s'oppose fort logiquement à cette transposition, comme avant lui le moine copiste s'opposait à l'imprimerie et le fabricant de chandelles à la lampe électrique. Je ne dis pas que cette opposition est infondée, simplement qu'elle est aussi logique et évidente que le soutien d'autre acteurs à ce à quoi elle s'oppose.

Ensuite, l'auteur poursuit avec quelques questions censée j'imagine renforcer le caractère prétendument absurde de la chose :

Sur quels critères se base-t-on pour définir le taux d'usure d'un fichier numérique d'une oeuvre littéraire ? Je voudrais bien que l'on m'explique. Je voudrais bien que l'on m'explique quelle différence y'a-t-il entre vendre des ebooks d'occasion, prêter un ebook ou pirater un ebook ?

Et là je m'interroge : depuis quand le droit de revendre un livre papier est-il lié à son usure ? J'ai souvent acheté des livres d'occasion en meilleur état que bien des livres vendus pour neufs ! Et ce n'est pas parce qu'un livre neuf est abimé que le libraire s'alignera pour autant sur le marché de l'occasion (même s'il est parfois possible d'obtenir un petite ristourne). Sans être expert en droit, il me semble bien que ce qui fait qu'on peut revendre un livre papier c'est qu'après qu'on nous l'ait vendu, on en est propriétaire et que la mécanique d'épuisement des droits s'applique, disant qu'on ne doit plus rien à l'auteur ou à ses ayant droits dès lors que la première vente est passée. L'usure de l'objet n'a rien à voir là dedans. Il en va de même pour le prêt (j'entends prêt gratuit, pour la location c'est différent, du moins dans la loi, alors qu'elle aussi use l'objet).

Or on prétend bien nous vendre un ebook (même si personnellement je me suis toujours bien gardé d'en acheter, pour tout un tas de raisons dont la plupart sont expliquées ici), du coup pourquoi magiquement du fait de la dématérialisation, on perdrait les avantages que nous confère notre achat ?

On pourra peut-être me rétorquer que la version numérique est moins chère (ce que n'est pas loin de faire l'auteur de l'article quand il met en avant les prix qu'il pratique) mais malheureusement en plus de ne pas toujours être vrai, c'est assez hors sujet puisque ce prix plus bas vient directement du fait que la version numérique est moins chère à produire et diffuser (le coût de production de l’œuvre restant à peu près le même).

"Donc tu soutiens la revente de livres numériques ?" me direz-vous. Et ma réponse sera "non". Non je ne soutiens pas la revente de livres numériques mais pas du tout pour les même raisons que l'auteur de cet article.

Si je ne soutiens pas ce droit alors qu'il devrait à mon sens découler directement de la propriété de l'exemplaire numérique c'est parce que justement je conteste ce principe même de propriété d'un exemplaire immatériel qui peut être dupliqué à l'infini pour un coût négligeable. Le problème fondamental avec la revente d'occasion, comme avec le prêt d’œuvres dématérialisées vient ironiquement de ce problème que citait l'auteur en introduction à savoir qu'on cherche à transposer dans l'immatériel un principe lié au contexte physique. Il est à mon sens parfaitement absurde de vouloir s'arroger une propriété sur un exemplaire numérique. Et dès lors que cette propriété n'a pas de sens, tout le château de carte de ce qui s'appuie sur cette propriété s'effondre : vente, prêt, revente et même "piratage". Plus rien de tout cela n'a de sens.

Sauf que lui, l'éditeur, il veut absolument transposer ce qui se fait depuis deux siècles pour le livre papier dans l'univers numérique, à savoir vendre des exemplaires ! Car oui, son gagne pain basé sur la vente (grâce à un pourcentage que lui garantit autre forme de pseudo-propriété posant plein de problèmes de cohérence : la "propriété intellectuelle", sur laquelle je ne m'étendrai pas ici) ne marche plus dans l'univers numérique ou l'exemplaire n'a plus la valeur qu'il avait dans l'univers physique puisque tout le monde peut en fabriquer à l'infini quasi-gratuitement. Sauf que dans l'édition, on sait vendre des exemplaires, alors on continue de le faire dans le numérique et on s'étonne que les autres protagonistes aient envie eux aussi de continuer à faire ce qu'ils faisaient dans le monde physique (prêter, revendre, léguer, etc).

Reste que si le monde numérique n'est pas adapté à la vente d'exemplaires, il faudra bien un jour trouver une alternative pour rémunérer les créateurs (ce qui peut inclure les éditeurs pour les tâches qui interviennent dans le processus créateur, comme le conseil ou la conception du fichier final par exemple). Et c'est bien là le seul point important à réfléchir. Or les seuls dont j'ai jusqu'à présent pu lire des articles là dessus sont soit des auteurs (comme Neil Jomunsi ou Thierry Crouzet) soit le public, ceux à qui sont destinées les œuvres (catégories non-étanches évidemment). Mais personne dans les intermédiaires, ceux-là même qui ont tout à gagner à préserver dans l'univers numérique leur part des pratiques issues de l'univers physique, car sans cela ils cesseront tout bêtement d'exister ou seulement à la marge (comme les moines copistes ou les fabricants de chandelles en leur temps et bientôt les chauffeurs de taxis et de VTC qui s'entredéchirent pour faire voter des lois absurdes en oubliant que dans dix ou vingt ans au plus ils seront tous devenus obsolètes face aux voitures automatiques).

Il y a de nombreux modèles possibles pour permettre aux créateurs de vivre sans faire la manche (ce que ne semble pas si bien faire le système actuel). Par exemple, des concepts du style de la contribution créative ou, bien mieux à mon sens, le revenu de base pourraient très bien remplacer la vente d'exemplaires. Complétées par d'autres prestations qui garderont leur sens comme par exemple la vente de dessins originaux pour les dessinateurs (du moins tant qu'il y aura des dessins originaux) ou les concerts pour les musiciens et chanteurs.

Mais cela ne pourra se faire qu'en se décidant enfin à s'affranchir des "évidences" du passé. C'est-à-dire exactement l'inverse de ce qui se fait actuellement en empilant les dispositifs censés préserver le modèle passé (DRM, flicage, bourrage de crâne, etc) qui ne peuvent au mieux que retarder l'inéluctable et au pire conduire à une de ces "cassures" violentes et sanglantes dont l'histoire regorge.