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Mon point de vue sur la nécessaire réforme du droit d'auteur et le partage

Ça fait un moment que je lis pas mal d'articles divers sur ce sujet et dernièrement j'ai participé à plusieurs discussions sur Twitter mais ce dernier est notoirement inadapté pour ça puisqu'on est sans cesse à se concentrer sur une ultra-concision imposée par la limite de caractères des messages, perdant toute possibilité de s'exprimer clairement.

Donc voilà ma vision (à mon niveau de connaissances et de réflexion actuels) sur certains points qui me semblent pertinents au sujet d'une nécessaire réforme du droit d'auteur.

Je me concentre là sur les aspect où les intérêt des ayant droit (quand je dis "ayant droit", j'inclus auteurs, héritiers, éditeurs, etc, bref tous ceux qui ont des droits sur une œuvre) vis à vis de leur public. Il y aurait des choses à dire également sur les aspect liés aux relations entre auteur et éditeurs par exemple mais je connais nettement moins cet aspect et j'ai déjà bien assez à dire pour un article.

Constat : il n'y a pas d'équilibre actuellement

La législation sur le droit d'auteur est déséquilibrée à plusieurs points de vue en faveur des ayant droits (je ne parle pas que des auteurs qui de ce que j'en sais sont loin d'être toujours les principaux bénéficiaires), notamment sur deux points principaux :

  • la durée de protection (non pas de l’œuvre, comme on le lit souvent mais du monopole de l'ayant droit sur celle-ci) est excessivement longue : 70 ans après la mort de l'auteur c'est assez hallucinant. Quand on voit qu'un investissement à long terme dans notre société c'est souvent 10 ou 20 ans et que là on parle d’investissement sur facile 100 ans (en supposant que l’œuvre serait créée 30 ans en moyenne avant la mort de l'auteur, ce qui est probablement sous-estimé), on se dit qu'il y a une certaine distorsion. Et j'ai franchement de gros doutes que, passées quelques décennies après publication, l’œuvre rapporte encore significativement quelque chose. Et pour les exceptions qui rapportent encore, elles sont en règle générale déjà rentabilisées depuis longtemps, elles ne me semblent donc pas un argument valable pour maintenir une telle durée.
  • la nature de la protection : il s'agit d'un monopole exclusif, niant la nature même de la culture qui est d'être partagée. Des exceptions existent mais tendent à être progressivement rognées, comme l'épuisement des droits sur un exemplaire après la première vente qui s'évanouit dans l'univers numérique du fait de la disparition pure et simple de la notion d'exemplaire (même si on tente de le faire survivre via des DRM, sans pour autant faire survivre les droits liés). D'ailleurs même sur les exemplaires physiques, on a régulièrement des tentatives pour recaser une rémunération de l'ayant droit lors de la revente d'occasion.

Piste 1 : légalisation du partage non marchand

L'une des pistes pour rétablir l'équilibre serait de légaliser le partage non-marchand des œuvres, c'est-à-dire lorsqu'il n'implique pas de profit. En effet, avant l'ère numérique, partager une œuvre correspondait généralement soit à se séparer d'un exemplaire qu'on possédait, soit vendre des copies (le coût de la copie étant élevé, il excluait un partage gratuit dans la majeure partie des cas). Maintenant que le coût de la copie est quasi-nul, une nouvelle catégorie de partage est apparue : un partage gratuit et sans contreparties. Les représentant des ayant-droits et industries liées font tout leur possible pour l'empêcher mais cette évolution s'est faite et on ne reviendra pas en arrière sans une contrepartie inadmissible en terme de perte de liberté et de flicage (il est d'ailleurs amusant de noter qu'en s'en prenant à certaines formes de partages, ils en aient favorisé d'autres impliquant des intermédiaire qui, eux, en profitent financièrement).

C'est pour moi la raison principale qui rend cette légalisation nécessaire (en dehors même des justifications morales) : une interdiction sans possibilité de sanction est ridicule et donner de réelle possibilités de sanctions est impossible sans passer par des systèmes de flicage très intrusifs et une énorme perte de liberté pour les utilisateurs. En gros pour faire perdurer l'interdiction il faudrait encore renforcer le déséquilibre.

Néanmoins cette légalisation ne doit pas se faire n'importe comment. Il est important qu'elle ne fasse pas qu'inverser le déséquilibre, sinon on n'aura pas gagné grand chose dans la manœuvre. Il y a notamment deux points cruciaux à bien établir :

  1. bien définir le cadre dans lequel on considère qu'un échange est non-marchand : ce n'est pas trivial à définir puisqu'en creusant bien on finit forcément tôt ou tard à trouver un intérêt économique. On peut considérer en effet que le FAI, hébergeur et le vendeur de matériel y ont tous un intérêt économique. Et intrinsèquement c'est sans doute vrai, comme pour toute activité humaine on finira par trouver quelqu'un qui en profite économiquement à un certain niveau. Mais cela ne suffit pas en tant que tel à justifier l'interdiction. Il faut donc définir des règles claires sur ce qui est assimilable à un partage non-marchand et ce qui ne l'est pas (notamment le cas de la publicité sur un site personnel). On notera que curieusement, quand un FAI permet de télécharger de la musique pour laquelle on aura paye la licence d'utilisation (on ne peut plus parler de vente d’œuvre dans ce cas sans une bonne dose de mauvaise foi), on n'y voit rien à redire et on ne lui demande aucune compensation financière.
  2. définir des contreparties pour préserver l'équilibre : dans la mesure où certains acteurs bénéficient de manière indirecte de ces échanges il n'est pas idiot qu'ils participent financièrement aux contreparties. D'autre part, l'ensemble de la population profitant de ce partage, il n'est pas non plus illégitime de réclamer qu'elle participe au financement de la création (c'est le but premier du droit d'auteur). De nombreuses pistes sont possibles, celle de la contribution créative proposée par la Quadrature du net en est une, qui a le mérite par rapport à d'autres d'essayer de financer effectivement la création plutôt que la rente sur les création existantes. Elle n'est sans doute pas parfaite et d'autres approches sont envisageables. Il ne faut cependant pas s'imaginer que les recettes commerciales disparaîtraient purement et simplement du fait d'une légalisation du partage. Sinon, elles auraient déjà disparu avec le partage illégal qui se fait actuellement. Le fait est que dans un certain nombre de cas un modèle payant apportant une plus-value reste tout à fait envisageable.

C'est sur ces deux points que devraient à mon sens se concentrer les débats, non pas pour savoir si une telle légalisation doit être faite mais plutôt sur comment elle doit l'être.

Car tant qu'on restera dans la tentative de répression et d'empêchement du partage on ne pourra que continuer une longue descente aux enfers en matière de liberté et de droit à la vie privée.

On me rétorquera sans doute que tout ce que je veux c'est avoir tout gratuitement. Je répondrais que si c'était le cas, il y a longtemps que j'aurais cessé à payer pour toutes les œuvres que je "consomme" (j'ai pas trouvé de meilleur mot, même si celui-ci ne me plait pas), du moins toutes celles pour lesquelles l'ayant droit le demande.

Piste 2 : réduction de la durée du monopole

Seconde piste de rétablissement de l'équilibre qui peut (et doit à mon sens) être envisagée conjointement de la précédente : réduire la durée de monopole sur les œuvres. Comme je le disais plus haut, la vente directe de l’œuvre ne rapporte plus vraiment d'argent dans la plupart des cas passées quelques décennies. Continuer à imposer des restrictions semble dans ce cas illogique. D'autres aspects comme la vente de produits dérivés ou de droits d'adaptations peuvent par contre rapporter même quelques décennies plus tard.

Il me semble donc que la protection devrait être graduelle selon l'utilisation : la vente directe devrait avoir une exclusivité courte (20 à 30 ans après publication me semblerait largement suffisant, comme pour les brevets), par contre le volet adaptation/produits dérivés pourrait être plus long (par exemple jusqu'à sa mort si celle-ci intervient après la fin de la période de 20 à 30 ans indiquée plus haut).

Dans tous les cas j’exclurais toute approche du style "jusqu'à sa mort + X années" qui donne des durées de protections très variable sans aucune motivation valable. Il faut également prendre garde à conserver des règles suffisamment simples pour être comprises et applicables par tous, point que le législateur tend malheureusement un peu trop souvent à négliger.

D'autre part, je n'envisage aucune contrepartie pour cette réduction de durée de monopole car elle est actuellement à mon sens outrageusement trop forte, la réduire ne risquant pas d'inverser l'équilibre si la durée est convenablement choisie. En effet, sur ce plan on peut discuter de la durée idéale et la choisir au mieux pour atteindre un équilibre (ce qui n'est pas possible dans le cas du partage non-marchand qui manque de variables d'ajustement, en dehors de la définition du cadre lui-même de ce qui est considéré comme "non-marchand").

Autres pistes plus utopistes

D'autres possibilités plus utopistes (car plus éloignée du fonctionnement actuel de la société) seraient envisageable, notamment comme contrepartie à la légalisation du partage.

Je pense notamment au revenu de base inconditionnel qui, s'il est suffisant, constituerait une source de revenu initiale aux artistes, réduisant d'autant le besoin de financement de leur activité par des ventes.

De même, une réduction forte du temps de travail (avec des semaines de 3-4 jours, qui constitue également une piste de solution au problème du chômage de masse), en augmentant le temps disponible permettrait bien plus facilement de cumuler une activité lucrative avec une activité créative libérée de la contrainte de rentabilité. On pourrait progressivement déprofessionnaliser la culture, ce qui ne serait pas sans avantages (mais sans doute pas sans inconvénients non plus, comme tout gros bouleversement).

Un autre points qui mérite d'être évoqué ici, c'est la possibilité de savoir quand une œuvre entre dans le domaine public (je réfute l'usage du verbe "tomber" dans ce cas qui est bien trop péjoratif). En effet, en l'état c'est extrêmement difficile à cause notamment des prolongation relatives aux guerres d'une part et à cause de l'absence de registre permettant de savoir ce qu'il en est pour une œuvre donnée d'autre part (tous les auteurs n'ont pas leur fiche Wikipédia avec leur date de mort), il y aurait sans doute fort à faire de ce côté-là également pour éviter que trop d’œuvres soient considérées comme inaccessibles "dans le doute" ou pour encourager les créateurs n'ayant pas besoin de la protection maximale à choisir explicitement des licences plus libres.

EDIT : je me disais bien qu'il manquait un bout... j'ai oublié tout le pan sur la protection du domaine public, où il y aurait aussi beaucoup à faire :-/ Ce sera pour une autre fois.